Le 13 octobre 2024, le Manchois Jérémie Morizet atteignait les 10 803 mètres de profondeur en mer, établissant un nouveau record français de plongée en sous-marin. Clément Schapman, hydrographe originaire de Rouen, l’assistait à la surface dans le cadre de cette mission réalisée pour Deep Ocean Search et InkFish. Pour Normandie Attractivité, tous deux reviennent sur cet épisode et se confient sur leurs liens avec leur terre natale, leur vision de la région et de son engagement.
Normands des grands fonds
Jérémie Morizet
Jérémie Morizet a passé toute son enfance à Vernon, avant de partir faire ses études à Cherbourg-en-Cotentin, au sein d’Intechmer. Il y décroche son diplôme d’océanographe prospecteur, en 2004. Il débute sa carrière au sein de la Compagnie Maritime d’Expertises (COMEX) de Marseille, avant de rejoindre une jeune société britannique qui deviendra Deep Ocean Search, compagnie spécialisée dans les activités en eaux ultra-profondes. Jérémie Morizet y officie toujours en tant qu’océanographe et océanaute.
Clément Schapman
Originaire de Saint-Lô, dans la Manche, Clément Schapman grandit dans l’agglomération rouennaise, avant d’intégrer Intechmer, sur les bancs de laquelle il rencontre Jérémie Morizet. À sa sortie, il commence sa carrière au sein d’une entreprise néerlandaise de prospection en mer, avant de rejoindre Deep Ocean Search, en tant qu’hydrographe et océanographe. Clément Schapman vit à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, depuis une dizaine d’années.
Votre enfance en Normandie a-t-elle un lien avec votre attrait pour la mer ?
Jérémie Morizet : j’ai grandi à Vernon, dans l’Eure, mais je passais toutes mes vacances dans le Cotentin. J’allais à la plage, je faisais de la voile. J’aimais la mer, mais je ne me voyais pas forcément y travailler. Avec un grand-père ostréiculteur et un oncle pêcheur à Saint-Vaast, les métiers de la mer étaient pour moi plutôt liés à l’aquaculture et non dénués d’une certaine rudesse. J’ai découvert toute la palette de métiers qu’offre la mer avec Intechmer…
Clément Schapman : J’ai fait le chemin inverse de celui de Jérémie. J’ai grandi dans la Manche jusqu’à l’âge de 6 ans, puis j’ai déménagé en Seine-Maritime. J’assistais à l’Armada, admirais les voiliers, m’intéressais à la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, j’allie toutes mes deux passions pour la mer et l’Histoire à travers mon activité au sein de Deep Ocean Search.
Quels souvenirs gardez-vous de votre formation à Intechmer ?
JM : Intechmer est une école hors du commun, un ovni dans l’univers des formations professionnelles ! Les élèves sont en contact quotidien avec la mer et il n’y a qu’à traverser la rue pour aller faire ses travaux pratiques ou surfer entre midi et deux ! C’est aussi une école dans laquelle tout le monde se connaît, avec un vrai esprit de corps. La formation Intechmer est reconnue dans le monde entier, car la qualité de l’enseignement fait que les Intechmériens sont opérationnels et efficaces très rapidement à leur sortie.
CS : Ces années d’études à Cherbourg-en-Cotentin restent parmi les plus belles années de ma vie ! Cette école, très réputée, a d’abord l’avantage d’être à taille humaine, il y a une centaine d’étudiants par promotion. Elle est ensuite vraiment les pieds dans l’eau, sur la plage de Collignon. La Rade de Cherbourg est un cadre exceptionnel pour apprendre les métiers de la mer ! Intechmer, c’est aussi un immense réseau : on retrouve des anciens élèves et on bénéficie de connexions un peu partout dans le monde.
Quels liens gardez-vous aujourd’hui avec la Normandie ?
JM : Je pars en mission régulièrement, mais je vis toujours dans le Cotentin, près de Saint-Vaast-la-Hougue, où ma famille a fini par venir s’installer. Je suis toujours très attaché à la Normandie, où je suis toujours content de rentrer, même si les hivers peuvent parfois paraître longs…
CS : Je vis à Nouméa, mais toute ma famille est en Normandie. J’essaie de rentrer environ une fois par an, et je file directement là-bas car c’est là que je me ressource. A force de vivre sous les tropiques, les saisons, les hivers (normands !), la pluie et les longues soirées d’été me manquent parfois…
Dans quel contexte votre record de plongée en sous-marin a-t-il été établi ?
JM : Il y a un an, Deep Ocean Search a été contactée par Inkfish, une organisation de recherche marine, pour lui fournir un système de positionnement sous-marin acoustique capable de descendre à 11 000 mètres de profondeur. Au départ, l’objectif de la mission était de tester ce matériel, pas d’établir un record ! Nous avions 4 plongées prévues, mais nous n’avons pu en réaliser qu’une, à cause des conditions météos. La première et la seule tentative a été la bonne et nous sommes parvenus à atteindre les 10 803 mètres de profondeur et j’ai pu, en tant que copilote, réaliser l’ensemble des tests du système de positionnement. Il y a toujours du stress, parce que se retrouver dans une capsule en titane d’1,5 mètre de diamètre, qui va subir des pressions de plusieurs tonnes au centimètre carré par grand fond, ça n’a rien de naturel. Il faut avoir une grande confiance dans l’équipe autour et le matériel. Mais une fois qu’on est dans le sous-marin et qu’on a fermé le sas, on est dans l’action.
CS : Pour cette mission, j’étais sur le bateau de surface pour assister Jérémie. Mon rôle était de coordonner la plongée et de contrôler la qualité des équipements et des transmissions. La plongée a été très longue : il faut 4 heures pour atteindre les 10 803 mètres, 2h pour tester les équipements, puis à nouveau 4 h pour remonter. Donc 10h en tout, pendant lesquelles il faut rester très concentré.
Qu’est-ce que l’exploration sous-marine peut encore nous apprendre ?
JM : Ce type de plongée record vise à mettre au point de nouveaux matériels capables d’aller explorer les grandes plaines océaniques par plus de 6 000 mètres de fonds. Seuls 2 ou 3 sous-marins en sont aujourd’hui capables. On peut s’attendre à ce que les grands fonds marins nous dévoilent de nouvelles espèces animales et végétales, de nouvelles molécules ou même de nouveaux processus physico-chimiques – comme la récente découverte de l’oxygène noir -, qui nous permettront peut-être demain, de soigner certaines maladies, de générer de l’énergie de manière différente ou de découvrir de nouveaux matériaux. Nous avons sous nos pieds un champ d’exploration gigantesque qui ne demande qu’à être ouvert.
CS : Aujourd’hui, on en connaît moins sur les océans que sur l’espace… La mer a encore énormément à nous apprendre d’un point de vue scientifique et médical, comme le prouvent, par exemple, les algues et leurs superpouvoirs*. Une meilleure connaissance des océans et en particulier des grands fonds marins est indispensable pour mieux les protéger. Les campagnes de prospection se multiplient actuellement en haute mer pour trouver des nodules polymétalliques, qui intéressent les grandes compagnies minières. Le risque est réel de voir les grands fonds être ratissés pour leurs ressources. Or, le moindre geste sur ces environnements marins, qui ont une capacité très lente à se régénérer, a un impact inimaginable. Ce serait une catastrophe écologique de plus.
* plusieurs start-up travaillent normandes travaillent déjà autour de ce sujet, comme Alga Biologics ou MAGMA Seaweed.
Vous travaillez aux quatre coins du globe. Comment est perçue la Normandie ailleurs dans le monde ?
JM : La Normandie est avant tout connue pour son histoire et le Débarquement, mais j’observe depuis quelque temps une évolution. La région est de plus en plus identifiée comme une terre de marins, à l’instar de la Bretagne, qui fait référence en la matière depuis de nombreuses années. La Normandie fait de plus en plus parler d’elle grâce aux industries tournées vers la mer qui s’ancrent sur le territoire, à ses chantiers navals, à ses projets EMR, à ses compétitions de voile (Championnat de France Funboard à Urville, Dream’h Cup à Cherbourg…), ou à Intechmer… C’est une reconnaissance.
CS : Personne ne demande où est la Normandie, tout le monde sait où c’est ! J’embarque régulièrement sur des bateaux avec des Américains, des Australiens… Je suis toujours surpris de constater qu’ils connaissent bien la Normandie et que nombre d’entre eux ont déjà fait le voyage pour rendre hommage à leurs soldats. Ils en reviennent émerveillés par la beauté des côtes, le Mont Saint-Michel, les falaises d’Etretat. La Normandie continue de jouir d’une belle réputation à travers le monde.
Quelle vision avez-vous de l’engagement de la Normandie pour un monde meilleur ?
JM : Je sais qu’il y a beaucoup de projets et d’investissements en matière d’éolien offshore en Normandie, et des réflexions autours de l’hydrolien. Je pense que ce secteur d’activités en particulier pourrait vraiment distinguer la région dans le domaine des EMR, car le Raz Blanchard pourrait nous permettre d’être en pôle position dans ce domaine. Il faut pour cela relever le défi technique que nous imposent les hydroliennes en trouvant comment les ancrer durablement sous la mer malgré la puissance des courants…
CS : J’ai eu l’occasion de travailler pour le champ éolien offshore de Fécamp et j’ai pu constater à cette occasion les investissements de la Normandie et des entreprises régionales pour les énergies renouvelables et un développement plus durable. J’ai été surpris par les aménagements réalisés pour cela sur les ports du Havre et de Cherbourg et par l’énergie déployée autour de ces sujets. On peut entendre les réticences que les EMR génèrent concernant les paysages ou la pêche. Mais la Normandie a les ressources naturelles pour agir, il faut avancer.
Avez-vous pu observer directement l’impact de la pollution plastique ou du changement climatique sur les océans ?
JM : La première fois que Victor Vescovo, le premier propriétaire du Bakunawa est parti pour une exploration sous-marine des Fosses Marianne, la première chose qu’il a vue est… un sac plastique. Un exemple frappant, même s’il reste rare. En surface, la pollution humaine s’observe facilement. Des zones entières de pleine mer sont constellées de macro et de micro plastiques. Concernant l’industrie et les transports maritimes, la régulation internationale a permis des avancées visibles en matière d’environnement : plan MARPOL, gestion des déchets, huiles « eco-friendly », interdiction de certains hydrocarbures, développement des robots tout électrique, nouveaux cargos à voile… L’industrie de la mer est en train de changer, on est sur la bonne voie.
CS : La pollution plastique est malheureusement visible sur tous les océans du globe aujourd’hui. Que l’on se trouve en haute mer ou sur un îlot isolé du pacifique, on observe inévitablement cette pollution. Les solutions existent et passent par la prévention, l’innovation, la réglementation et l’engagement citoyen. Seule une action collective pourra limiter les impacts du plastique sur les écosystèmes marins. Concernant le changement climatique, les pôles en subissent les conséquences les plus importantes, comme nous avons pu le constater lors des deux missions d’exploration pour retrouver l’Endurance. En 2019, nous n’avons pas réussi à atteindre la zone cible avec le brise-glace et nous avons dû envoyer un robot sous la banquise. Mais trois ans plus tard, en 2022, nous sommes parvenus, avec le même bateau, à atteindre la zone, car la glace était beaucoup moins épaisse. Ce constat illustre une fois de plus les impacts tangibles de l’augmentation globale des températures.
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