Né dans l’Eure de parents charcutiers-traiteurs et issu d’une famille d’éleveurs situés entre l’Orne et le Calvados, Frédéric Vardon est aujourd’hui le chef reconnu du restaurant le 39V, dans le 8ème arrondissement de Paris, au cœur du triangle d’or. Après des débuts à Paris, au Trou Gascon, puis à Lyon pour le chef étoilé Alain Chapel, Frédéric Vardon est ensuite entré au service d’Alain Ducasse en 1994 pour lequel il ouvre de nombreux restaurants à travers le monde jusqu’en 2008. Fier de ses racines normandes et attaché aux produits locaux, il a été le parrain de La Grande Débarque en 2022, un événement qui met à l’honneur un des joyaux labellisés du littoral normand : la coquille Saint-Jacques de Normandie.
Pourquoi être devenu cuisinier ?
Je n’aurais pas dû faire le métier de cuisinier : je voulais être éleveur, parce que je suis un passionné d’élevage. Mon père, voyant mes oncles avoir du mal à vivre de leur travail et de leur exploitation, m’a plutôt conseillé de me diriger vers un métier où je pourrai profiter de la beauté de l’agriculture en général. J’aimais bien cuisiner et je me suis lancé !
Mon métier me permet de rencontrer des éleveurs de tout genre – volaille de Bresse, poule de Gournay… Les éleveurs sont extraordinaires mais ceux qui relaient leurs produits le sont tout autant ! Par exemple, il y a une boucherie en Normandie, à Rouen, qui s’appelle la boucherie Grosdoit, qui nous permet de proposer du bœuf herbagé normand, c’est-à-dire nourri à l’herbe, à la betterave et autres, ou encore de la poule de Gournay. C’est important que toutes les filières soient respectées.
C’est aussi de notre responsabilité, chefs de cuisine, d’expliquer à nos clients qu’une côte de bœuf herbagé, cela ne vaut pas le même prix qu’un broutard élevé au tourteau OGM dans un bâtiment. Ce n’est pas les mêmes risques, ce n’est pas le même soin, ce n’est pas le même âge. Au 39V, nous n’achetons que des viandes qui ont été élevées trois ans.
Mangez du bon, mangez moins, mais mangez mieux, afin de préserver un tissu économique local de qualité .
Comment définiriez-vous votre cuisine, votre métier ?
Je pense que l’alimentation entretient une relation extrêmement étroite avec la société et je suis intimement convaincu que notre rôle de cuisinier, quel que soit le style de restaurant, est aussi de transmettre des valeurs. Est-ce rendre un service que de dire qu’on peut manger de tout, tout le temps ? Je ne le crois pas, je suis même certain du contraire. A mon niveau, j’essaie de proposer de bons produits de saison et de les valoriser. Je fais de la cuisine française et surtout de la cuisine de régions, de terroirs, de produits. Pour moi, cuisiner, c’est le dernier instant d’un processus très long : c’est d’abord trouver le produit, identifier celui qui va me faire le produit – est ce qu’il a une philosophie ? est-ce qu’il correspond à mes valeurs ? Combien de temps va-t-on pouvoir le proposer ? Je suis également très attaché au bien-être animal, c’est un critère essentiel.
On fait partie des métiers les plus faciles en réalité. On nous demande juste de donner du plaisir aux gens. Inscrire dans leur mémoire un bout de souvenir, c’est un métier qui change tous les jours. Et c’est un métier extraordinaire parce qu’on a un contact humain, un contact de plaisir, un contact de sueur, un contact d’exigence, un contact de fatigue, un contact de bonheur, tout ça dans une même journée. Ce n’est pas nous qui prenons le plus de risques : notre métier consiste à cuire, mettre une jolie garniture et servir avec le sourire. Je pense que la rémunération du risque aux éleveurs doit être plus importante. Charge à nous de l’expliquer aux clients.
Avez-vous d’autres produits normands à la carte ?
Absolument ! Au-delà des produits déjà mentionnés, par l’intermédiaire de la famille Grosdoit, nous allons essayer de proposer du porc de Bayeux. Nous avons aussi un peu de produits cidricoles à la carte. Quelques calvados, notamment, mais pas assez, à mon grand désespoir !
Comme j’aime les choses très fruitées, j’ai un petit verger personnel en Normandie, mais qui produit beaucoup : je propose donc un dessert avec une pomme très confite avec une confiture de lait au sarrasin et toutes les pommes viennent de mon verger ! Je ne sais plus trop si, aujourd’hui, la notion de saisons a encore vraiment une pertinence ou un sens, mais ce qui est sûr, c’est que cela n’a plus la même définition qu’avant.
Le débat climatique passe aussi par la diversité des bocages : tout ne repose pas sur la culture. Il faut aussi des bovins pour piétiner, pour ensemencer naturellement les terres, pour paître. C’est le cycle de la vie, il y a un écosystème à respecter, avec des insectes, des oiseaux qui mangent les insectes… Je pense qu’il faut donc aider le plus possible les petites exploitations, et pas seulement les exploitations avec un minimum de 150 ou 200 vaches laitières. Pourquoi n’est-ce pas possible de vivre aujourd’hui d’une vingtaine de bêtes ? Par ailleurs, cela entretient notre patrimoine culturel, et nous avons tendance à l’oublier.
Le travail du cuisinier c’est d’aller chercher, de sourcer, de réfléchir, de mettre en œuvre et d’assembler. La cuisine c’est l’un des derniers processus avant de donner un tant soit peu de plaisir aux gens.
Quel est votre rapport à la coquille Saint-Jacques de Normandie ?
Depuis tout petit, la coquille Saint-Jacques pour moi est un produit de luxe, un produit de fête. Je pense qu’il faut lui garder ses lettres de noblesse : la Saint-Jacques a une saison de pêche et pendant cette saison, on doit la trouver sur les cartes de tous les restaurants du plus simple au plus grand ! C’est inconcevable pour moi de trouver de la Saint-Jacques au mois de juillet. Pour les saumons et le foie gras, c’est la même chose : il y a 30 ans, c’étaient des mets exceptionnels, aujourd’hui, on en trouve des rayons entiers toute l’année. Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas plus de réglementation. Laissons à l’écosystème la possibilité de se renouveler. La Coquille Saint-Jacques est un très bon exemple : il y a une dizaine d’années, les stocks étaient en diminution, alors qu’aujourd’hui, avec les réglementations mises en place, ils sont en excédent, avec de la belle coquille. Il y a des quotas, des tailles : cela permet à ce que tout le monde puisse avoir un peu de coquille Saint-Jacques à des prix intéressants. Je pense que les responsables des zones de pêche ont fait un travail extraordinaire qui n’est pas assez souligné. Et il faut expliquer aux gens que la coquille trouvée hors saison est une coquille d’Écosse, lavée et gonflée à l’eau.
Vous avez été parrain de la grande débarque, qu’est-ce que cela représente pour vous ?
On m’a fait l’honneur de pouvoir parler de la coquille Saint-Jacques – et je suis vraiment très heureux de l’avoir fait. Je défends tous les produits qui ont un sens, et sur lequel il y a un vrai travail fait par l’homme. Sur notre carte, nous proposons, en saison, une Saint-Jacques à cru, ainsi qu’un soufflé de Saint-Jacques à la Dieppoise, c’est-à-dire avec des crevettes bouquets, des épinards, des moules et des champignons de Paris. Mais concrètement, cela permet surtout d’expliquer aux clients ce qu’est la coquille Saint-Jacques de Normandie : d’où elle vient, où elle est pêchée – dans tel secteur puis au fil de la saison dans la Baie de Seine – le fait qu’elle soit coraillée… J’ai beaucoup de clients qui connaissent, mais aussi beaucoup de clients étrangers qui ne savent pas ce que c’est. On transmet donc un peu le patrimoine : c’est aussi notre métier. Nous ne faisons pas que de la cuisine, on transmet, on explique, parfois avec un peu de véhémence et de passion, mais ce n’est pas très grave ! (rires)
C’est un honneur de pouvoir défendre un produit de la région, et puis surtout le faire découvrir.
Revenez-vous souvent en Normandie ?
Je voudrais même y rester ! J’ai le projet d’essayer de reprendre une petite exploitation avec quelques bêtes, parce que la race normande est en danger et j’ai envie de la soutenir à mon petit niveau. Si je pouvais servir dans un de mes restaurants un peu de ma viande je crois que j’aurais réussi ma mission.
Quels sont les atouts de la Normandie ?
C’est une région complète : on a tout ce qu’il faut en termes marins, on a tout ce qu’il faut en termes agricoles. On pourrait mettre un mur tout autour, on vivrait en autarcie pendant les quelques prochains siècles. On a du cidre excellent, certains se lancent dans le vin, il faut juste encore attendre un peu.
Quelle est votre madeleine de Proust normande ?
Je n’en ai jamais remangé parce qu’il n’y avait que ma grand-mère qui savait le faire : ils appelaient ça « une courée de porc » dans le patois normand. C’était du poumon de porc, comme un petit bourguignon que l’on mangeait avec des légumes du jardin. C’était juste remarquable ! Et sinon, en dessert, la teurgoule, mais sans cannelle. J’ai également le souvenir du poulet du dimanche, qui avait un goût exceptionnel.
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